Victimes de l’ombre : les enfants témoins de violence

Personne ne sort indemne après avoir assisté à une scène de violence. Et si l'on créait un dispositif pour aider les enfants qui ont dû subir ce genre de choc ?

RÉFLEXION

Frédérique DAMAI

12/19/2024

Sain et sauf : l'expression la plus bête du monde.

Bombardement, catastrophe naturelle, rixe, accident, violence en général : combien de fois a-t-on entendu cette expression pour parler de rescapés qui avaient préservé leur intégrité physique ? On pourrait donc s'endormir paisiblement sur leur sort puisque, comme semble le dire l'expression, tout va bien.

Pourtant, il n'en est rien et tous les soignants savent qu'au-delà de l'intégrité physique apparente, vient se greffer tout un ensemble de symptômes qui manifestent l'étendue du désordre mental créé par l'événement.

Dans ce cadre, nous allons nous intéresser à une situation spécifique, mais très fréquente :

  • Le témoin est un enfant : « l'enfant-témoin ».

  • L'enfant est témoin direct d'un ou d'actes de violence ou de brutalité.

  • Il n'est pas impliqué dans l'acte, ni comme victime directe, ni comme acteur, ni comme auteur.

  • Il s'agit d'actes de violence volontaire.

Les enfants de tous âges peuvent être confrontés à de multiples situations de ce genre. Cela va du cadre familial aux violences perpétrées dans la rue ou dans un espace public, dans un espace de loisirs ou de commerce ou aux abords d'un établissement scolaire…

Pourquoi dit-on victime de l'ombre ?

Prenons l'exemple d'une agression physique très brutale dans la rue à laquelle assistent huit témoins, dont deux enfants, ne connaissant aucun des protagonistes. Pour la justice actuelle, il y aura un agresseur, une victime et des témoins. De notre point de vue, il y a un agresseur et neuf victimes sur le plan psychologique, dont les huit témoins. Ces témoins auront vécu au mieux une peur, sinon une frayeur, voire une véritable terreur.
On peut considérer que le niveau de structuration mentale des adultes témoins leur permettra de trouver les ressources pour surmonter ce choc, même si ce ne sera pas si simple. En revanche, l'impact psychologique sur les deux « enfants-témoins » dépasse, quoi qu'il arrive, leurs capacités psychiques personnelles à surmonter ce trauma. La justice actuelle ne les prend pas en compte comme victimes. La plupart du temps, les ressources familiales, même très empathiques et attentives, ne seront pas suffisantes pour leur venir en aide.

Les conséquences d'un tel choc psychologique sur « l'enfant-témoin » peuvent être très graves. Au-delà des troubles anxio-dépressifs fréquents dans ce cas, peuvent se développer des syndromes d'une grande complexité thérapeutique, tels que des processus phobiques, des névroses traumatiques, voire certains types de déstructurations mentales.

Qui plus est, de nombreux désarrois existentiels pourront prendre forme autour de la protection de sa vie, de la relation au corps et à la brutalité, etc. Des distorsions quant au rapport à la violence (peur, crainte, agressivité) pourront avoir des répercussions pendant leur vie entière, y compris s'exprimer dans des passages à l'acte violent.

Qu'il s'agisse de symptômes, de troubles psychiques, de distorsion dans l'approche de la relation à l'autre, les conséquences pourront durer des années, voire des décennies.

Le sort des « enfants-témoins » de violence ne doit plus rester dans l'ombre. Les victimes qu'ils sont doivent trouver des ressources qui leur viennent en aide.

Un projet législatif

Il nous apparaît indispensable de chercher la solution dans la mise en place d'un appareil médico-judiciaire. Celui-ci s'établirait en 5 points :

  • Reconnaissance systématique d'un traumatisme psychologique chez « l'enfant-témoin » d'une scène de violence. Pour simplifier le cadre juridique, cela concernerait tout acte de violence volontaire commis en sa présence et relevant d'une juridiction pénale ou criminelle.

  • Réalisation d'une codification du niveau de traumatisme supposé. Ce travail de codification serait opéré par des experts en prenant en compte l'âge de l'enfant, la nature de l'acte, les conséquences apparentes sur les victimes, la proximité de l'enfant avec la scène, son accompagnement ou non par un adulte au moment des faits… Cette codification servirait de référence à la justice et d'évaluation de l'importance du dispositif d'aide à prévoir. Cependant, un expert pourrait être commis dans les situations pour lesquelles le procureur ou les parties civiles considéreraient que les incidences psychologiques sur « l'enfant-témoin » ont été plus importantes qu'évaluées par le code.

  • Conception d'un fonds financier pour la création de pôles de spécialistes (équipes pluridisciplinaires), formés à la prise en charge des « enfants-témoins ». Il faudrait aboutir au financement minimum de deux pôles pour l'équivalent d'un département français. À partir du code précédent, la prise en charge des « enfants-témoins » serait conseillée pour l'échelle la plus basse, encouragée pour les autres, voire obligatoire dans son versant d'évaluation pour les situations considérées comme les plus graves. Il est bien entendu que l'ensemble serait financé par ce fonds et que les familles de ces enfants n'auraient aucune charge financière.

  • Concernant l'agresseur. La présence d'un ou plusieurs « enfants-témoins » au moment des faits serait considérée, de façon systématique et sans exception, comme une circonstance aggravante du délit ou du crime commis. En ce sens, la peine prononcée serait systématiquement augmentée d'une peine complémentaire relative à ce seul fait d'avoir commis un acte de violence volontaire en présence d'un ou plusieurs enfants.

  • Enfin, toute personne reconnue et condamnée pour ce nouveau délit aurait à acquitter une amende incompressible, avec un seuil minimal (puis proportionnel aux revenus). Il serait uniquement dédié à l'abondement du fonds de prise en charge. Si ce point pose un problème en droit pénal, la solution pourrait être recherchée sur le plan civil.

Pas si simple ?

Évidemment, dit comme cela, on entrevoit déjà toutes les difficultés et on sait que le venin est dans les détails. Cependant, les choses ne sont pas non plus si compliquées. Il y aurait bien quelques arbitrages difficiles lors de la création du code ou sur la notion d'enfant. On discuterait immanquablement de la violence exercée par d'autres enfants. On s'attarderait nécessairement sur la situation des enfants régulièrement confrontés à ce type de circonstances.

Et, bien évidemment, on ne passerait pas sous silence ces « enfants-témoins » de violences et de brutalités familiales à répétition. Le sujet serait d'autant plus complexe qu'il serait difficile de condamner l'un sans interpeller l'autre sur une forme de non-assistance à personne en danger. Mais, si un tel projet pénal était finalement une opportunité pour celles et ceux qui hésitent encore à franchir le pas pour protéger leurs « enfants-témoins » ? Le tiers symbolique de la loi est parfois une bouée de secours…

Donc tout cela ne se ferait pas d'une façon aussi simple qu'exposée ci-dessus, mais les plus gros obstacles ne sont pas là.

Il faudrait tout d'abord trouver un ou quelques élus qui s'intéressent à ce problème : possible. Quelques élus qui tentent de convaincre d'autres pairs : pourquoi pas ? C'est ensuite que cela se gâterait.

Car les enfants ont de multiples handicaps. Déjà, ils ne votent pas. C'est assez trivial, mais pas si négligeable. Ensuite, ils n'ont pas d'avocat, pas de lobbies, pas d'artistes, pas de médias qui se mobilisent pour eux face aux violences. Enfin, ils sont un enjeu politique, malgré eux, dont les termes sont bien loin des questions de violence. En effet, la priorité de la politiquette est plutôt de se battre sur le fond idéologique de leurs enseignements que de se préoccuper de leur bien-être scolaire. Il suffit pour cela de constater le peu d'efforts en moyens humains pour assurer leur sécurité physique et mentale dans les cours de récréation.

Donc la représentation nationale ne va pas se précipiter demain matin sur un aussi petit sujet qui représenterait une petite révolution culturelle dans la relation à l'enfance et la violence. Pourtant, ce sujet est important. Il est important pour tous ces enfants et pour leur avenir. Il concerne une quantité indénombrable d'enfants. Il est également au cœur d'un projet humain qui condamne la violence dans tous ces aspects et qui attend beaucoup de ces générations futures. Construire dans le respect et la non-violence implique d'être au côté de ceux qui en souffrent dans l'ombre et qui pourront tirer profit de l'aide qu'on pourrait leur apporter. Une victime aidée et reconnue pourra devenir actrice d'une vie en harmonie avec l'humain.

La situation institutionnelle actuelle relève de la non-assistance à personne en danger. Le malheur de ces enfants victimes est d'avoir été là, certes, mais surtout qu'on les considère si maladroitement comme sains et saufs.