Migrants : les larmes de crocodile - Nowar
Les migrants qui vivent et meurent ici ne viennent pas de nulle part. Mais s'interroger sur l'origine de leur migration amène à poser des questions embarrassantes.
RÉFLEXION
Frédérique Damai
11/27/2024
En 2006, une vidéo humanitaire « d'Action contre la faim » marquait les esprits. On y présentait un enfant africain dans un état de dénutrition extrême. L'image était accompagnée d'un morceau de ragtime (une musique très joyeuse) : une association choquante.
Puis, une voix nous adressait ce message : « C'est la musique qui vous choque ? » Ce contrepied assénait une vérité incommodante. Effectivement, ce qui scandalisait spontanément était cette musique enjouée posée sur cette tragédie, alors que la seule chose qui aurait dû nous heurter était cette tragédie elle-même. « Action contre la faim » venait de piéger notre esprit si prompt à la passion.
Lorsque l'on s'intéresse aux migrations forcées, la situation est un peu la même. On aimerait que la presse domestiquée (1), si vive à s'enflammer sur le triste sort des migrants qui meurent ici, trouve la même énergie pour informer le public sur les sources réelles et dérangeantes de ces tragédies.
Comme le sujet est émotionnel avant d'être rationnel, précisions avant de nous faire lyncher que nous ne dénigrons rien de ce qui est fait en bout de chaîne pour venir en aide aux migrants. Néanmoins, traiter ce qui se passe en aval en fermant les yeux sur ce qui engendre ces tragédies est une forme d'hypocrisie, surtout si l'on y a quelques responsabilités.
Mais, prenons les choses dans l'ordre. Nous aurions pu trouver de multiples exemples pour illustrer notre propos, mais nous allons nous limiter à ce qui se passe dans la péninsule de l'est africain, que l'on appelle la corne de l'Afrique.
Cachez ces technologies de mort que je ne saurais voir.
En octobre et novembre 2024, la presse domestiquée multipliait les papiers et les reportages sur les décès tragiques des migrants en Manche. On ne nous épargnait aucun détail, y compris les plus sordides, et l'on nous abreuvait de chiffres et de sujets plus émotionnellement racoleurs les uns que les autres. Parmi ces migrants se comptaient de nombreux Soudanais, Érythréens, Éthiopiens...
Le 24 novembre 2024, Amnesty International publiait un article titré : « Soudan. Des systèmes d’armement de fabrication française repérés dans le conflit – nouvelles investigations ». (2) Pour rappel, l'UE a décrété un embargo sur les armes à destination du Soudan.
Allait-on enfin parler du fond ? Pas du tout. La presse domestiquée se contentait de reprises du communiqué AFP ou, un peu mieux, d'une reprise de l'article d'Amnesty International. Nous n'avons trouvé que trois petits papiers écrits de la main de journalistes. Cependant, rien d'exceptionnel. On y insiste surtout sur la réponse des industriels français mis en cause (Lacroix Défense et KNDS France) qui expliquent qu'ils ont tout fait dans les règles de l'art : fermez le ban !
Depuis 2023, le conflit armé entre gouvernement et milices d'opposition a fait plus de 20 000 morts au Soudan et les derniers événements ont déplacé 11 millions de personnes (2). Quant aux Forces d'appui rapide (FAR) qui bénéficient donc de notre génie français… Aurait-on oublié leurs exactions passées au Darfour ?
Pas de réaction politique, pas de réaction de la presse domestiquée. Nos amis et très chers acheteurs des Émirats arabes unis (qui auraient refilé en loucedé ce qu'on leur a vendu) peuvent continuer à enfreindre l'embargo sur les armes et les équipements avec des systèmes de défense bien français. La France a fourni 2,6 milliards d'équipements militaires à ce pays qui violent régulièrement les embargos. On peut bien verser des larmes de crocodile.
Car, bien entendu, les conflits armés de la corne de l'Afrique sont une des raisons principales de la migration des populations auxquelles s'ajoutent la faim et les instabilités politiques.
Le Fonds fiduciaire d'urgence de l'Union européenne pour l'Afrique.
En 2015, l'Union européenne et l'Union africaine ont initié un sommet dont le but était de mieux gérer les flux migratoires et d'en aborder les causes profondes. Outre les déclarations convenues, ce sommet a abouti à la création d'un fonds : le Fonds fiduciaire d'urgence de l'Union européenne pour l'Afrique (EUTF for Africa). Il a pour objectif de sélectionner et de mettre en œuvre des projets autour de plusieurs axes : réduire la migration en traitant les causes profondes, améliorer la gestion des migrations, promouvoir le développement économique, etc.
Si les intentions affichées de ce fonds intègrent la lutte contre les conflits armés, la question de l'armement n'y est, par exemple, pas traitée. On saluera cependant la volonté d'impulser des projets de dialogue et de réconciliation entre les communautés et de promouvoir des actions de médiation. Mais on voit bien que ces initiatives sont cantonnées à des conflits très locaux et qu'il n'existe pas de cadre pour s'attaquer à ce qui tue le plus et provoque le plus de migration : la politique des pouvoirs en place et celle de leurs opposants armés.
Quant à améliorer la gestion de la migration, il faut rester prudent.
Les migrants tombent en masse sous la coupe d'organisations criminelles qui régentent et manipulent des réseaux de passeurs. Rackets, viols, tortures, voire assassinats, émaillent ce fructueux marché qui enrichit le crime organisé et certains pouvoirs, obscurs ou non. L'EUTF for Africa tente de canaliser ces flux en évitant certains circuits comme ceux qui ont été, un temps, sous la terreur des réseaux criminels égyptiens. Mais le passage qui conduit aujourd'hui de l'Érythrée à la Libye, par exemple, n'apporte pas non plus de garanties certaines quant au respect des droits de l'homme. Le marché des migrants sert le financement des guérillas et des groupes armés. On peut verser des larmes de crocodile.
Ce fonds est d'ailleurs régulièrement critiqué. A-t-il vraiment pour objectif de traiter les causes profondes des migrations ou n'est-il qu'une stratégie pour sous-traiter le problème ?
Petits massacres entre amis.
La corne de l'Afrique est confrontée à des multitudes de conflits armés et gangrenée par des profusions d'amitiés extérieures plus ou moins saines. C'est dans cet imbroglio (que nous allons schématiser avec beaucoup d'approximations) que se trouvent les sources premières des malheurs de ces peuples et leur condamnation à la migration forcée.
Éthiopie. Conflit dans la région du Tigré et luttes ethniques. Aux côtés du Gouvernement Fédéral éthiopien, on trouve : Érythrée, Émirats arabes unis (EAU), Arabie saoudite… Aux côtés du Front de Libération du Peuple du Tigré (TPLF) : peut-être Soudan et Égypte qui démentent…
Somalie. Une interminable guerre civile entre un gouvernement fédéral et un groupe affilié à Al-Qaïda, Al-Shabaab. Aux côtés du Gouvernement Fédéral de Somalie, on trouve : USA, Union européenne, Royaume-Uni, Turquie, EAU… Aux côtés d'Al-Shabaab : Al-Qaïda et Arabie saoudite (qui dément)...
Soudan. Guerre civile. Aux côtés du gouvernement soudanais, on trouve : Égypte, Arabie saoudite, EAU, Russie, Chine… Aux côtés des mouvements rebelles et d'opposition : Soudan du Sud, Érythrée, Qatar…
Érythrée. Plombé par un régime politique totalitaire qui impose un service militaire sans limites, assimilable à des travaux forcés. C'est une des raisons de la migration des jeunes. Pourtant, le régime trouve quelques amitiés intéressées (mines et situation stratégique pour l'implantation de bases militaires) : EAU, Arabie saoudite, Chine, Russie, Qatar, Soudan…
Djibouti. Stable, mais « infesté » de bases militaires : française, américaine, chinoise, japonaise…
Et encore, ces alliances sont fluctuantes. Tout le monde met son petit grain de sel ou de sable là-dedans, y compris les instances internationales sous influence de l'occident. Quand on regarde ce tableau cynique, on ne peut qu'être interrogatif. Sur la période 2018-2020, la France a vendu pour 4 milliards d'euros de matériel militaire à l'Arabie saoudite. Nos amis des EAU et de l'Arabie Saoudite jouent des jeux pernicieux dans cette région du monde où ils tissent et détissent des alliances au gré de leurs intérêts du moment.
Nous fournissons des matériels militaires à ces deux pays, dont nous ne savons pas très bien ce qu'ils en font ; mais on leur a fait signer un papier. Alors, oui ! Versons des larmes de crocodile sur la partie visible de la tragédie de la migration qui finit à nos portes et laissons faire les petits massacres entre amis. Ils se font sur le dos des innocents, comme toujours, des démunis, des oubliés, etc. Laissons les pouvoirs et la presse domestiquée nous éblouir avec sa sensiblerie de bon aloi et continuons le business de la guerre en faisant semblant de pleurer.
(1) Effectivement, cela veut dire la presse sous domination des pouvoirs financiers et politiques.
(2) https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2024/11/sudan-french-manufactured-weapons-system-identified-in-conflict-new-investigation/
Frédérique DAMAI, auteur de « Nowar, 47 jours d'espoir », Éditions L'Harmattan
Image : Craiyon.com
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