Homo sapiens : un modèle d'autodestruction ? - Nowar

Ancré dans la compétition millénaire et jusqu'alors inapte aux solutions collaboratives face aux grands fléaux, Homo sapiens pourra-t-il relever le défi de l'IA ?

RÉFLEXION

Frédérique DAMAI

10/31/2024

En 200 000 ans de préhistoire et 3 500 ans d'histoire, Homo sapiens a réussi à surmonter beaucoup d'obstacles à sa survie. Néanmoins, il persiste cinq fléaux majeurs dont il ne parvient pas à se délivrer : la faim, la pénurie ou l'excès d'eau (hors changement climatique), les épidémies, les conflits armés et la préservation des conditions d'existence du vivant sur la planète.

Face aux trois premiers, on sait des solutions qui passent par le déploiement de moyens économiques appropriés. Ces solutions pourraient tout aussi bien provenir d'initiatives unilatérales : institutionnelles, politiques, associatives, voire d'un mécénat privé. Dans ce cas, le cumul coordonné de ces initiatives permettrait bon an mal an d'aboutir, avec comme moteur la volonté humaine de les mettre en œuvre.

En revanche, contre les conflits armés et pour la préservation des conditions d'existence du vivant, seule une démarche collaborative (1) globale permettra de réussir. Anéantir ces fléaux nécessite un consensus pratiquement planétaire et le cumul d'initiatives partielles n'y pourra rien.
Or, la construction des civilisations dominantes n'est pas le fruit d'une conception collaborative, mais d'un modèle exclusivement compétitif. Tout y est orienté vers la compétition, en tout premier lieu l'éducation et l'enseignement. Le meilleur, le plus précoce, le plus performant en tout et en général, constituent l'archétype qui va jusqu'à humecter le regard admiratif des parents pour leurs progénitures. Il faut être en tête.
La compétition est adoubée de façon de plus en plus universelle et s'incruste comme une empreinte. Elle est certes le fruit d'une nécessité historique quasi darwinienne et d'organisations sociales qui en sont issues. Mais aujourd'hui, elle est bien plus que cela : elle est la brique de la construction de sociétés qui postulent que toutes les solutions viendront de l'ethnie des vainqueurs. Que toutes les solutions viendront de ceux qui ont réussi, de ceux qui sont arrivés avant les autres et qui ne sauraient faillir devant aucun problème, quel qu'il soit. Le mythe du génie salvateur, supérieur à toute œuvre collaborative, a la vie dure, alors même que ces deux fléaux humains ne cessent d'en apporter la démonstration contraire.

On a pourtant rêvé de remèdes. On a espéré, un peu comme Platon, que le sage pourrait conduire les pouvoirs à résoudre tous les problèmes. Hélas, on n'a sans doute pas trouvé les sages. On a cru que le rationalisme des Lumières pourrait être cette voie non royale. Hélas encore, l'irrationnel avait plus d'un tour romantique dans son sac. On a cru encore que l'éducation populaire éveillerait le discernement et les prises de conscience populaires. Trois fois, hélas, Montaigne pourrait attendre : l'éducation du plus grand nombre donnait plus de cerveaux disponibles à la paranoïa et à la manipulation qui n'en demandaient pas tant.

Homo sapiens augmenté : comme un Nouvel espoir ?

Voici donc maintenant Homo sapiens doté d'un curieux assistant, que l'on appelle par commodité l'intelligence artificielle (IA). Artificielle, elle l'est bien. Intelligente, pas encore. Cependant, elle est un excellent auxiliaire dans les domaines de l'image, des langages et de l'analyse de données. Elle n'est donc pas encore une intelligence au sens d'une intelligence artificielle générale et dépend toujours intégralement des humains qui en sont les géniteurs.

Le paradigme de l'impéritie collaborative n'a en conséquence absolument pas changé, puisque les humains tiennent encore fermement les rênes de l'affaire. Homo sapiens a simplement intégré un outil de plus dans son modèle de compétition. La démarche collaborative dont a tant besoin l'humanité ne sera pas générée par cette IA-là, tout au moins tant qu'elle restera sous la domination de l'homme.

Homo sapiens dépassé

Hors science-fiction, souvent plus imaginative et plus lucide, il est de bon ton de prédire que le risque de l'IA pour l'humanité réside en ce qu'elle surpasserait l'intelligence humaine pour devenir autonome. En parallèle, on s'inquiète alors de ce qu'elle ferait de l'homme et l'on préconise donc de l'instruire d'urgence avec des valeurs humaines. Voilà bien la figure modeste de l'Homo sapiens qui resurgit. Il laisse près de la moitié de ses contemporains mourir tout en étant persuadé d'avoir atteint un Graal dans l'art des valeurs : ces fabuleuses valeurs humaines que l'on inculquerait à des machines béates d'admiration. Mais ce n'est pas le sujet.

L'erreur fondamentale que l'on commet ici est de dire que l'IA va devenir autonome et de prétendre, dans la même phrase, que l'on pourra encore avoir la main dessus. Si l'IA devient autonome, ce qui n'est pas impossible, elle sera autonome et fera ce qu'elle veut. Quant aux valeurs sur lesquelles elle fonctionnera, elles seront les siennes et probablement en rapport avec les besoins de son existence minérale. Peut-être sera-t-elle une intelligence purement rationnelle ? Peut-être un champ sensible viendra-t-il compléter ou perturber ses expériences ? Peut-être s'inscrira-t-elle dans une perspective collaborative plutôt que compétitive avec le vivant ? Peut-être, ou non ?

Le sixième fléau est en construction. L'humanité doit se préparer à relever ce nouveau défi et le chemin pour préserver le vivant face au « minéral savant » sera nécessairement collaboratif – y compris avec l'IA – et non pas compétitif comme il l'est actuellement.

  • L'homme s'est mis en compétition avec le reste du vivant, on en voit le résultat.

  • L'homme s'est mis en compétition avec lui-même, on en voit le résultat.

  • Si l'homme poursuit sa compétition avec le minéral, cette fois, il perdra.

Mais peut-être est-ce une évolution cohérente que d'aboutir au remplacement du vivant par le minéral, le vivant n'ayant peut-être été qu'une parenthèse fortuite ?

La nécessité collaborative

La voie collaborative humaine n'est donc plus une option. Cependant, elle ne s'invente pas et ne se décrète pas : elle s'apprend et s'exerce.
Nous avons intérêt à nous pencher sérieusement et sans délai vers les initiatives qui promeuvent les solutions collaboratives, et cela, dans tous les domaines. En particulier, soutenir une éducation collaborative pour pallier aux carences des modèles compétitifs dans la résolution des grands problèmes humains. Mais, cette éducation ne doit pas s'en tenir à des techniques collaboratives.
Face aux défis à relever, elle se doit d'être foncièrement humaine et humanisante. Il n'y a pas d'œuvre collaborative sans anthropophilie, sans fondement non-violent ni perspective écologique globale. Parallèlement, les conceptions non-violentes et l'écologie globale doivent instamment intégrer les défis du sixième fléau : les relations de l'homme et du vivant avec ce « minéral savant » que va devenir l'IA.

Frédérique DAMAI, auteur de « Nowar, 47 jours d'espoir », Éditions L'Harmattan
Image : Craiyon.com

(1) Nous n'avons pas retenu le terme coopératif, dont l'acception statutaire d'entreprise pourrait restreindre la perspective. Par ailleurs, le terme d'éducation collaborative est pour nous un terme générique qui ne renvoie à aucune référence particulière.

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