Les victimes de l'ombre, premier volet - Nowar

Attirer en permanence l'attention sur un groupe identifié de victimes est un obstacle à la lutte sur les causes structurelles des brutalités domestiques répétées.

RÉFLEXION

Frédérique DAMAI

12/4/2024

Lorsque tout le monde est d'accord avec celui qui se prévaut d'être un libre penseur, il existe deux possibilités. Soit il multiplie les banalités, soit il ne communique qu'avec des personnes qui pensent comme lui. C'est un camouflet à sa prétention dans les deux cas. Mais, s'il se fâche avec tout le monde, cela ne veut pas dire non plus qu'il est dans le vrai.
Aujourd'hui, nous allons exaspérer beaucoup de gens et nous aurons sans doute tort.

Dans ce premier volet, nous nous limiterons à la question des victimes des brutalités (1) domestiques répétées. Les brutalités domestiques uniques relèvent parfois de processus très différents. Nous ne les évoquerons pas ici, même si leurs conséquences peuvent être tout aussi tragiques.

Brutalités domestiques : un processus commun

Il existe de multiples raisons de trier, de sérier, de distinguer ou de scinder des phénomènes. Toutes ces raisons sont acceptables dans la mesure où elles ne font pas obstacle à saisir ce qui fonde une construction commune et oriente la finalité de l’action.
Et il existe bien un fil commun dans les violences domestiques faites aux femmes, aux enfants, aux handicapés, aux personnes âgées, aux hommes et à tous les autres.
Les brutalités domestiques physiques, sexuelles ou psychologiques ont en commun de toucher des victimes en situation de vulnérabilité vis-à-vis de leur agresseur.
Cette vulnérabilité peut être physique, psychologique, sociale, économique, sociologique, etc.
Attention ! Lorsque l'on parle de vulnérabilité, on ne parle pas d'un défaut de quelque chose, mais seulement d'une opportunité pour un agresseur d'exercer une ou des brutalités sans risque. Car la brutalité domestique répétée est finalement le fruit d'un rapport de domination souvent assez lâche.
L’agresseur exerce ses méfaits au titre de l’ascendant qu’il a pris sur l’autre et qui se renforce à chaque répétition sans conséquence pour lui.

Par exemple, les brutalités physiques sont presque toutes commises par des agresseurs plus forts physiquement. C'est de ce fait que 95 % des brutalités physiques perpétrées contre des femmes le sont par des hommes.
L'on me dira que cela n'explique pas tout, car, selon cette hypothèse, nous devrions trouver une proportion équivalente de femmes et d’hommes dans l'étude de la brutalité physique faite aux enfants. Or, ceci n'est pas vérifié puisque trois quarts des brutalités physiques subies par des enfants sont encore le fait des hommes.
Nous pourrions discuter de l'ensemble des biais d'analyse qui minimisent très probablement la brutalité des femmes à l'égard des enfants ou leur équivalent en brutalités psychologiques, mais nous ne le ferons pas.
Ce que nous voulons démontrer ici, c'est que la brutalité répond à des opportunités. Si le physique frêle peut représenter une vulnérabilité, la confiance, l'admiration, l'amour sont autant de vulnérabilités qui s'offrent comme des portes ouvertes aux agresseurs récidivistes.
Que l’on n’en déduise pas que le vulnérable porterait une part de responsabilité du simple fait d'être vulnérable. Ce serait aussi stupide que l'argument d'un délinquant routier qui accuserait l'état de n'avoir pas mis un policier à chaque carrefour et serait, de ce fait, responsable de lui avoir donné ainsi l'opportunité de ses méfaits.

L'enfant : vulnérable et victime sans mégaphone.

L'enfant est physiquement et psychologiquement vulnérable. Toute personne qui a un ascendant physique ou psychologique sur lui pourrait devenir un agresseur sans frais. Et si une grande majorité ne le devient pas, les chiffres de 60 000 enfants victimes de violences physiques et 30 000 victimes de viols et violences sexuelles (2) sont sans aucun doute très en deçà de la réalité. Comme c'est aussi le cas du dénombrement de victimes masculines, féminines, handicapées, âgées ou autres.
La reconnaissance du statut de victime est un objet important du combat contre ce fléau. C’est un début, mais ce n’est pas le sujet central. Et est-il nécessaire pour cela d'isoler des communautés ?
Le but de l’action est de lutter contre toutes les ascendances brutales, qu'elles soient le fait d'hommes, de femmes, d'adolescents ou d'enfants, sans aucune distinction. C'est précisément là que nous allons commencer à vous fâcher.

Le communautarisme des victimes : un obstacle à la recherche de solutions

À force de nous focaliser sur des communautés de victimes, nous perdons toute réflexion sur l'essence du phénomène et certains en arrivent à penser la caricature des agresseurs comme modèle explicatif. Ils en viennent alors à expliquer la chose en créant une sorte de typologie discriminatoire ; pratiques qu'ils dénoncent par ailleurs.
Si la communautarisation des victimes servait l'ensemble de la cause et éclairait l'ensemble du champ des brutalités domestiques, alors oui. Mais si elle aboutit à focaliser l'éclairage sur elle seule et qu'elle rejette dans l’ombre les autres victimes d'un phénomène globalement similaire, alors non. Elle ne défend plus la cause générale, mais seulement sa cause particulière.
Les femmes ont été des doubles victimes. Des victimes d’actes et des victimes méprisées de n'être ni entendues, ni considérées, ni reconnues par la justice. Il reste encore du chemin que nous n'ignorons pas. Mais d'autres, aujourd'hui, demeurent des victimes totalement flouées : les enfants, les handicapés, les personnes âgées, les hommes et les autres.
Communautariser une cause, qu'on le veuille ou non, c'est entrer en compétition avec les causes semblables. C'est amener à penser que le sujet est différent et doit être traité différemment. Nous y viendrons prochainement en analysant d'autres victimes qui se communautarisent (juifs, musulmans, homosexuels…) et qui desservent de cette manière la cause globale et commune qu'ils devraient défendre.
N'en déplaise aux communautaristes d'où qu'ils viennent, y compris de causes nobles, monopoliser la communication sur sa communauté finit par engluer la cause commune que l'on prétend représenter.

On objectera que dans cette société de communication, il est utile de tenir le devant de la scène et que sérier est plus efficace dans cet objectif. Pas si sûr ! Ce n'est pas parce qu'une cause est médiatisée que les problèmes sont réglés. Si l'efficacité est jugée sur la reconnaissance du statut de victime par la justice et par ses pairs, oui. Si l'efficacité est jugée sur la diminution du nombre de cas, alors rien n'est moins certain. Or, il s'agit bien de l’objectif final, non ?
En 2023, plus de 200 personnes sont décédées suite à des brutalités domestiques. Selon quelle logique d'action (non judiciaire) pointer sans cesse l'appartenance de ces personnes à un groupe identifié ?

Quant à la reconnaissance judiciaire du phénomène, elle s'arrête à la communauté qui la revendique le plus fort. On aimerait que les victimes adultes fassent aujourd'hui la même pression pour la reconnaissance judiciaire des brutalités faites aux enfants. On est loin du compte. Parce que si l'on devait reconnaître les enfants victimes avec les mêmes droits à la pénalisation et à la réparation que les adultes victimes, il faudrait réellement travailler sur le fond du sujet.

Dans ce cas, l'on ne pourrait plus se satisfaire de représentations faciles et grossières fixées sur le profil des agresseurs et continuer à ignorer la structure du phénomène. Cela remettrait en cause tout un pan de notre relation éducative et de la relation des adultes aux enfants. Et personne n'a envie de s'y pencher, ni les femmes, ni les hommes. Le droit des enfants est aujourd'hui surtout théorique et il s'applique bien entendu aux enfants des autres.

Sortir du prisme médiatique pour analyser, comprendre et traiter

Si vous n'appartenez pas aujourd'hui à une communauté organisée, médiatiquement efficace, vous êtes dans la situation des maladies orphelines. Bilan : une journée nationale de prévention des violences faites aux enfants où l'on concède quelques articles et quelques statistiques, une journée mondiale de sensibilisation à la maltraitance des personnes âgées et rien sur la violence faite aux handicapés.
Ils sont oubliés, volés, floués parce que l'attention est portée sur la qualité des victimes et non sur le phénomène de brutalité domestique lui-même.
Ce phénomène est complexe, mais un travail de prévention de fond est possible.
Pourtant, une fois encore, on préfère le simple, le simpliste, le tout expliqué d'avance, bref, on s'engouffre dans l'exigence médiatique que l'on critique sans cesse, mais auquel le communautarisme des victimes donne crédit. Et le « c'est pour la bonne cause » ne dédouane pas de s'interroger ni d'être interrogé, même de façon impertinente.

Si nous avons beaucoup parlé des enfants, nous aurions pu décrire de multiples situations où les personnes âgées, les hommes et les handicapés sont lésés de la même manière. Comme victimes des brutalités domestiques répétées, ils passent sous les radars, tant ceux-ci sont absorbés par d'autres cibles plus visibles ry plus bancables dans les talk-shows.


(1) Nous expliquons la préférence de ce terme à celui de violence dans notre article : Les concession quotidiennes faites à la brutalité.
(2) Ministère de l'Intérieur et l'Observatoire National des Violences


Frédérique DAMAI, auteur de « Nowar, 47 jours d'espoir », Éditions L'Harmattan

Image : Craiyon.com


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